Janus bifrons !

Alain Boulaire, professeur agrégé d’Etat en Histoire, spécialiste du XVIII° siècle et de la mer, avait déjà publié « Kerguelen, phénix des mers australes » en 1999. Son nouvel ouvrage sur un personnage contesté, voire contestable, tire des informations nouvelles contenues dans diverses archives britanniques rendues accessibles à l’auteur grâce à la collaboration de l’un de ses anciens élèves résidant en Grande-Bretagne.

En effet, parmi les entreprises, celle-ci particulièrement ratée, de notre héros, l’armement du senau « Liber Navigator » pour un « riche voyage » au profit d’actionnaires dont lui-même s’est terminée par sa capture dès sa sortie de Paimboeuf par un corsaire anglais, confiscation du bateau et emprisonnement de des officiers et de l’équipage. Kerguelen avait embarqué tout son courrier, copies de lettres envoyées à d’éventuels protecteurs, documents manuscrits de ses projets divers et dossiers servant à se justifier dans de nombreuses affaires passées et correspondances ou copies de lettres d’ordre intime à ses maîtresses depuis classées dans les archives maritimes britanniques…

C’est donc une biographie complète que nous restitue avec verve Alain Boulaire de ce navigateur qui doit paradoxalement  sa renommée posthume à son grand compétiteur anglais dans la découverte maritime, James Cook, qui rebaptisa « Kerguelen » les îles de la Fortune ou de la Désolation découvertes en 1772 par son expédition et sur lesquelles, sans y débarquer lui-même, il avait fait des rapports fantaisistes à la Cour qui lui avaient alors valu une promotion et la Croix de Saint-Louis…avant la chute, le procès et la radiation de la Marine.

Yves-Joseph de Kerguelen de Trémarec, hobereau breton né en 1734 est un digne représentant de ce siècle des lumières par sa curiosité, son goût des sciences dans tous leurs domaines, notamment la poursuite des découvertes ultramarines, l’hydrographie et la tactique navale. Ce mouvement privilégie le développement de la liberté individuelle et Kerguelen y adhérera, rejoignant les loges maçonniques, ce qui lui évitera trop de déboires dans la période révolutionnaire.

On se rend compte, en fait, à la lecture de l’ouvrage, que c’est surtout son avancement et son enrichissement personnels qui furent les buts inchangés de notre navigateur au cours d’une vie mouvementée qui le vit assurer le roi et la nation de sa fidélité puis proposer ses talents et son épée à la Russie, à l’Autriche, aux insurgés américains et enfin à la République, faisant peu de cas de ses pairs, de ses subordonnés, de son épouse, de sa famille même. N’acceptant jamais ses propres manquements, il a constamment rejeté, lors des procès successifs qui lui furent faits ou dans ses justifications écrites, les fautes sur autrui, ceux qui lui en voulaient ou le jalousaient. De nos jours, on appellerait ce travers une perversion narcissique manipulatrice. Le bilan ombre ou lumière de ce personnage historique reste à faire par le lecteur du très intéressant livre d’Alain Boulaire.

CF(H) Jean-Marie CHOFFEL
02/06/2023

Kerguelen. Un marin des Lumières
Alain BOULAIRE
Éditions Locus Solus

Voir également la recension du CV(H) Philippe HENRAT